Actus cinéma

Peut-on tout montrer au cinéma ?

Le Fils de Saul

© Ad Vitam, DR

C'est l'une des interrogations récurrentes de l'histoire du cinéma : peut-on tout montrer ? Inceste, pédophilie, cannibalisme, etc... Certains sujets dérangent et posent question quant à leur représentation à l'écran. D'autres, sans être tabous, réveillent une violence et une émotion tellement fortes qu'ils restent délicats à aborder. Une problématique d'autant plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale et le traumatisme de la Shoah, pierre angulaire de cette réflexion. Alors que Le Fils de Saul, sorti début novembre, et Marguerite & Julien, sorti mercredi, sont actuellement en salles, retour sur un débat complexe.

Des cinéastes sans tabou

Si de nombreuses thématiques sont encore considérées comme taboues à l'heure actuelle, elles ne l'ont, semble-t-il, jamais réellement été pour les cinéastes. De Pier Paolo Pasolini à Gaspar Noé, en passant par Bertrand Blier ou Thomas Vinterberg, on ne compte plus les réalisateurs de renom ayant osé franchir le cap de la représentation du tabou à l'écran. Pourtant, et malgré l'inévitable polémique induite par la sortie de ces films, beaucoup furent finalement, avec plus ou moins de temps, acclamés par la profession, voire même récompensés. Cybele ou Les Dimanches de ville d'Avray, sur une amitié fusionnelle et ambiguë entre un homme adulte et une enfant de dix ans, remporte ainsi l'Oscar du meilleur film étranger en 1963, Festen, qui met sur la table familiale une histoire de viols incestueux, repart avec le Prix du jury du Festival de Cannes en 1998, ou encore The Magdalene Sisters, sur les conditions de travail quasi-esclavagistes des pensionnaires de certains couvents catholiques d'Irlande, est sacré Lion d'Or à Venise en 2002. Les cinéastes confirment donc leur audace au fil des années et semblent ainsi pouvoir s'approprier tous les sujets. Tous sauf un.

"Holocauste : la représentation impossible" ?

Comment parler d'un sujet aussi sensible que celui-ci au cinéma, quand l'image prétend représenter l'irreprésentable ? Cette question fut notamment théorisée en 1961 par Jacques Rivette dans son texte fondateur "De l'abjection", en réaction à un plan précis du drame Kapo de Gillo Pontecorvo, dans lequel Emmanuelle Riva se jette sur des barberlés électrifiés pour se suicider au rythme d'un des travellings avant les plus critiqués du septième art. En 1994, Claude Lanzmann bat le pavé à son tour pour la sortie de La Liste de Schindler de Steven Spielberg, en signant une tribune acerbe dans Le Monde intitulée "Holocauste, la représentation impossible". Le réalisateur de Shoah livre ainsi un long réquisitoire contre le film aux sept Oscars, et soulève le problème de la fictionnalisation de l'Holocauste, qui selon lui, "abolit le caractère unique de l'Holocauste" en le "trivialisant". Une problématique qui s'est d'ailleurs de nouveau posée cette année alors que Laszlo Nemes s'intéresse dans Le Fils de Saul à un membre du Sonderkommando, ce groupe de prisonniers juifs forcé d'assister les nazis dans les camps d'extermination.

Si Steven Spielberg déclare en 1998 dans un entretien accordé au Monde qu'"aucun film, y compris La Liste de Schindler, aucun documentaire, même Shoah de Claude Lanzmann, ne peut décemment rendre compte de ce que le monde juif en Europe a enduré, et ce à quoi il a survécu", il insiste également sur la nécessité qu'il a ressenti d'essayer d'en parler. Tous ces films s'inscrivent alors avant tout comme des exercices de mémoires, voire de catharsis, se voulant les témoins d'une époque terrifiante de l'Histoire qu'il ne faut pas oublier. Chacun y parvenant néanmoins avec plus ou moins de réussite, comme n'importe quel long-métrage.

Un cinéma de l'audace

En marge de la question de l'Holocauste, on constate par ailleurs la persistance d'une certaine frilosité à l'égard de films aux sujets hors du commun. En témoigne encore la sortie cette semaine de Marguerite & Julien, la nouvelle réalisation de Valérie Donzelli racontant une histoire d'amour passionnel entre un frère et une soeur. Lynché à Cannes, le film se voit notamment reprocher de ne pas assez aborder les conflits moraux inhérents à l'inceste, confirmant ainsi combien il reste difficile à l'heure actuelle de traiter d'un tel sujet en dehors des sentiers battus.

Pourtant, la réalisatrice se félicite d'avoir pu obtenir quelque 5 millions d'euros pour tourner son film, son plus gros budget jusqu'alors, se réjouissant à son tour de l'audace du cinéma français. Car l'essentiel est là. Si les films se frottant à des sujets généralement considérés comme tabous ou irreprésentables sont loin d'être tous de qualité ou peuvent mettre mal à l'aise le spectateur, on peut quoi qu'il en soit applaudir la témérité de l'industrie cinématographique à oser braver l'interdit. Car qu'est-ce que le cinéma, sinon le moyen d'assouvir nos fantasmes les plus fous, de dénoncer des atrocités innommables, ou encore de servir de catharsis à des traumatismes enfouis ? Et si, pour reprendre l'idée de l'humoriste Pierre Desproges, on pouvait finalement tout montrer au cinéma, mais pas à tout le monde ?

publié le 6 décembre, Pauline Julien

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